Garder le cap. Corps, masculinité et pratiques alimentaires à « l’âge critique » (2024)

37-49ans
Hors de question que je m’institue le spécialiste de mes maladies.

53ans, 10 mois, 16 jours
Le corps parle. Que dit-il? Que s’amenuise la force de l’âge.

1Dans le Journal d’un corps de Daniel Pennac, la quarantaine et la cinquantaine du protagoniste sont marquées par l’apparition d’un corps qui soudainement se rend présent par de menues défaillances ou des manifestations inattendues: acouphènes, aigreurs, angoisses, épistaxis, insomnies… Mais que signifie «être un homme» quand s’amenuise la force de l’âge?

2Cet article entend explorer l’articulation entre pratiques alimentaires et figures de la masculinité chez des hommes français et italiens de 40 à 60ans, confrontés au travail du temps et aux modifications qu’il comporte. L’avancée en âge occasionne des changements dans la manière d’accomplir un «corps-projet» constamment perfectionné, arraisonné, gouverné et signifié par des pratiques sociales [Shilling, 1993; Turner, 1995]. Or, si l’arraisonnement, voire la médicalisation du corps féminin a suscité de nombreuses études critiques [Foucault, 1976; Martin, 1987; Jordanova, 1989; Gardey et Löwy, 2000], la manière dont le corps masculin a fait l’objet d’un travail d’intensification des forces et de perfectionnement moral a moins suscité l’attention des chercheurs.

3Dans la plupart des populations connues, l’appartenance à l’âge adulte constitue une part importante de la construction de la masculinité, âge et sexe étant des gages de pouvoir et de statut. Ce rapport, néanmoins, se teint d’ambivalence dans les sociétés européennes contemporaines. D’une part, l’avancée en âge ne se traduit pas forcément par l’acquisition de pouvoir: les injonctions à la santé parfaite, à l’efficacité, à la forme physique renvoient à un modèle hégémonique incarné par la jeunesse. D’autre part, comme le relève Hearn [1995], les mises en scène de l’âge mûr dans l’espace public recourent aux images de l’homme qui a réussi, au succès, au dépassem*nt de soi, à la performance physique et sportive. Ce modèle prend les contours d’un rapport spécifique à soi où s’allient flexibilité et maîtrise, auto-surveillance et épanouissem*nt personnel, injonction à être soi et adhésion à des modèles normatifs puissants et incorporés. L’alimentation participe de ce processus. Envisagées comme des technologies du sujet articulant plaisir, surveillance et travail sur soi, les habitudes alimentaires peuvent être appréhendées comme des «procédures […] proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité, la maintenir ou la transformer en fonction d’un certain nombre de fins, et ceci grâce à des rapports de maîtrise de soi sur soi ou de connaissance de soi par soi» [Foucault, 1989: 134].

4Ces technologies du sujet ne sont toutefois pas séparables de l’identification de genre, avec son lot de résistances, de négociations, de reformulations. Comment s’articulent avancée en âge, pratiques alimentaires et optimisation de soi? Et, en particulier, comment cet agencement aboutit-il à des formes de masculinité renforcées ou renouvelées? Après avoir rappelé les contours de notre recherche, nous nous arrêterons sur l’âge critique au masculin, pour présenter ensuite quelles stratégies d’amélioration de soi sont mises en œuvre à travers l’alimentation et dégager enfin les figures de la masculinité qui émergent de ces discours et de ces pratiques.

5Les recherches en sciences sociales sur les masculinités font l’objet d’un intérêt grandissant depuis deux décennies. Elles ont toutefois peu interrogé le rapport des hommes adultes à leur corps, à leur santé et aux pratiques alimentaires [Counihan, 1999; Courtenay, 2009; Wandel et Ross, 2006; Connell et Messerschmidt, 2015], et ceci est particulièrement flagrant dans l’anthropologie et la sociologie francophones. La focale des rapports sociaux de sexe a permis de questionner certaines asymétries régissant les relations hommes/femmes dans les pratiques de consommation alimentaire [Fournier etal., 2015]: il suffit de penser aux travaux sur la division sexuelle du travail domestique et sur la normalisation de l’assignation des femmes au travail de care, dont la préparation des repas [Delphy, 1975; Corbeau, 2004; Cardon, 2015]. D’autres recherches ont révélé l’intérêt d’analyser la consommation différentielle entre hommes et femmes, leur accès inégal aux ressources alimentaires, voire la condition de subordination des femmes obligées d’offrir les meilleurs aliments aux hommes au détriment de leurs propres besoins nutritifs [Tabet, 1979; Mathieu, 1985; Touraille, 2008]. Néanmoins, l’attention a surtout été concentrée sur les femmes, alors que l’alimentation au masculin reste souvent inexplorée.

6La focale sur les hommes a plutôt été portée par des études anglo-saxonnes interrogeant l’opposition binaire entre des aliments «plutôt masculins» et d’autres «plutôt féminins», opposition qui participerait ainsi à une identification binaire à l’ordre du genre [Roos, Prättälä et Koski, 2001; Sobal, 2005]. La consommation de viande, et notamment de viande rouge, semblerait jouer un rôle central dans les processus d’identification à une masculinité virile hégémonique, davantage liée à l’expression d’une conduite plus ostentatoire, agressive et moins réfléchie vis-à-vis de la nourriture [Nath, 2011]. Au contraire, la consommation de fruits et légumes serait plutôt associée à des pratiques alimentaires «féminines» [Gough, 2007; Julier et Lindenfeld, 2005]. Cette hiérarchie genrée de la nourriture ne représente pas une nouveauté: dans une perspective structuraliste l’on avait déjà associé catégorisation des aliments et différence de sexe [Lévi-Strauss, 1964; Douglas, 1979], alors que selon des sociologues l’identification à un corps fort et viril produite par la consommation d’aliments carnés n’est pas séparable d’un processus de mobilité sociale [Bourdieu, 1979]. Toutefois, la dichotomie entre pratiques alimentaires «masculines» et «féminines» nous semble peu refléter les transformations de la société contemporaine.

7L’intention d’aller au-delà de ces oppositions figées s’inscrit dans une vision du genre constructiviste, qui interroge la production des modèles de masculinité, ainsi que leurs interrelations avec un ensemble de rapports de pouvoir. En reprenant l’approche de Raewyn Connell [(1995) 2005], nous entendons la masculinité comme une configuration de pratiques à travers lesquelles les acteurs s’inscrivent dans un genre à partir d’une hiérarchie de relations entre les sexes et entre des personnes de même sexe. Ces identifications produisent des sujets et des modèles masculins dominants et subalternes, susceptibles néanmoins de varier en fonction des contextes d’interaction et des acteurs en présence.

8La recherche que nous présentons ici relève de cette volonté d’interroger la construction de masculinités plurielles à travers la diversité des pratiques alimentaires [1]. Elle a été mise en œuvre à travers un terrain ethnographique conduit en 2017-2018 auprès de 29 interlocuteurs de 40 à 63ans rencontrés dans les régions du Grand-Est, en France, et de la Toscane en Italie.

9Le choix de comparer ces deux régions relève d’une part de l’accessibilité au terrain et de la possibilité de contextualiser nos observations par rapport à des recherches précédemment menées, aussi bien dans le domaine de l’alimentation, que dans celui de la production des masculinités [Diasio, Hubert et Pardo, 2009; Fidolini, 2017b]. D’autre part, même si l’observation est centrale dans l’analyse des pratiques corporelles et alimentaires, il nous semble important de ne pas négliger les subtilités linguistiques, les métaphores, les tournures de phrase qui permettent d’accéder à des pans moins formulables de l’expérience individuelle et collective. Maîtrisant l’italien et le français, la comparaison entre les deux pays nous permet de saisir cette articulation entre manières de dire et de faire. Enfin, ces deux régions nous semblent rapprochées par des formes de sociabilités, notamment familiales, autour de l’alimentation, où la consommation de viande et de charcuterie, prend une dimension centrale et s’érige en spécificité des «traditions» culinaires locales [Méchin, 1985; Meloni, 2011].

10Les interviewés sont issus de différentes classes sociales [2], ils ont des parcours biographiques divers, des professions différentes, et ils vivent tant dans des zones urbaines que rurales. Notre analyse prend en compte l’ensemble de ces variables et accorde une place centrale à l’imbrication des rapports d’âge et de genre dans la construction des masculinités des interviewés. Certains d’entre eux consomment de la viande, d’autres ont choisi de s’éloigner de ce type de consommation en adoptant un régime végétarien ou végan, d’autres encore peuvent être définis comme «flexitariens», à savoir des personnes principalement végétariennes mais qui, en fonction des situations, peuvent manger de la viande, du poisson ou d’autres produits animaux. Les interlocuteurs ont été rencontrés aussi bien à travers des connaissances interpersonnelles qu’en exploitant les contacts établis avec des restaurants qui proposent une offre culinaire alternative, des associations réunissant des personnes qui partagent un régime alimentaire particulier (végétarien ou végan, par exemple), les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne ou qui soutiennent un circuit court de distribution. Parmi les personnes interviewées, 14 ont déclaré être végétariennes ou véganes au moment de l’entretien, même si au cours de l’étude la moitié d’entre elles a démenti cette auto-identification. La proportion d’individus présente dans notre population d’étude ayant adopté ce type de régimes n’est certainement pas représentative des habitudes alimentaires des régions prises en compte. Le choix d’interroger un échantillon de ces deux populations en les comparant a été dicté par l’intérêt d’approfondir la relation entre construction des masculinités et rapport à la consommation de viande dans des espaces où, comme nous l’avons évoqué plus haut, les choix alimentaires –et notamment le rapport aux aliments carnés– font l’objet de négociations individuelles et collectives importantes. En outre, vue l’importance accordée à la norme de la commensalité dans ces régions, nous avons fait l’hypothèse que dans ces espaces l’adoption d’un régime alimentaire excluant la viande se révèle peut-être plus difficile à assumer en public du fait des normes de partage et d’organisation sociale des repas.

11Dans les récits des interviewés, l’alimentation est conçue comme un terrain de jeu et d’expérimentation de soi, où se jouent à la fois contrôle du temps, préservation de la santé, et du vivant. Ces préoccupations sont au cœur du processus de subjectivation contemporain décrit par Nikolas Rose:

12

Health, understood as an imperative, for the self and for others, to maximize the vital forces and potentialities of the living body, has become a key element in contemporary ethical regimes. Thus, while medicine has long had a role in shaping subjectivities, the corporeal existence and vitality of the self has become the privileged site of experiments with the self. [Rose, 2007: 26]

13Nos interlocuteurs s’érigent, chacun différemment –en fonction de leurs compétences, de leurs ressources économiques et culturelles–, en experts, conséquence de l’injonction à l’autonomie, à la responsabilité, à l’intériorisation des risques propres à la biopolitique de l’époque moderne. Mais par leur expertise de l’alimentation, ils participent à un processus d’amélioration de soi par des technologies où le sujet est à la fois l’objectif des interventions, le domaine où elles s’appliquent, l’instrument auquel elles ont recours et la personne qui agit [Foucault, 1988].

14Comme cela a été longtemps le cas pour la masculinité [Bertrand etal., 2015], l’âge adulte reste un horizon impensé et informulé, l’évidence silencieuse, une «normalité» en creux définie par ses «exceptions» (enfance, jeunesse, vieillesse). Les 40-60ans représentent une catégorie d’âge peu visible en tant que telle dans les sciences sociales, notamment en raison de ses contours difficilement saisissables: d’une part cette période de la vie ne peut pas être envisagée en tant que simple âge adulte et, d’autre part, elle ne désigne pas encore l’entrée dans la vieillesse. De ce fait, elle a partiellement échappé à la progressive fragmentation des âges de la vie opérée par la médicalisation [Armstrong, 1983] et elle semble esquiver, si ce n’est dans ses «écarts», la mise en place de politiques sociales et sanitaires ciblées, visant à accompagner de la manière la plus fine et la plus efficace possible, les transformations du corps et des individus tout au long de leur existence.

15«Âge mûr», «midlife» [Gullette, 1998], «ménopause masculine» [Featherstone et Hepworth, 1985b; Vainionpää, 2006], parfois climatère [Delanoë, 2006] ou andropause [Vinel, 2007]: nombreuses sont les manières de définir de manière critique «an important transitional period, when attitudes, comportment and practices which mark our social identity in our youth and early adulthood are challenged in western cultures of consumption and marked by our destiny of old age» [Schwaiger, 2009: 274-275]. Nous pouvons retenir de ces travaux le flottement des bornes d’âge qui caractériserait ce temps de la vie, avec des fourchettes qui ont à leurs extrêmes 30 et 70ans [Vinel, 2007: 205], des formes de médicalisation ou d’hormonalisation du corps masculin, mais surtout la focalisation sur la sexualité comme pierre de touche de la masculinité virile. Le «vocabulaire de la crisedu mitan de la vie» [Featherstone et Hepworth, 1985a] donne à voir une société traversée par l’injonction à la jeunesse, aux performances sportives et sexuelles, à l’apparence, à un corps-projet sain et en forme, prérequis indispensable à la participation des acteurs à la société de consommation. L’importance que prend la sexualité dans la société de consommation et la redistribution du pouvoir dans les relations entre les sexes constituent pour de nombreux auteurs, dont Hearn [1995], la raison de l’inquiétude pour le midlife[3].

16Néanmoins, aucun de ces termes ne semble contenir la richesse et la complexité de ce temps de la vie, son ambivalence par rapport à l’expérience du corps –de la plénitude aux premiers signes de l’avancée en âge– ni la manière dont le désir d’en gouverner la fluidité et l’instabilité occasionne une interrogation, et une reformulation, des performances de genre. En utilisant l’expression «âge critique» nous entendons ainsi nous distancier de définitions qui empruntent un langage biologique [4], tout comme des travaux constructivistes qui identifient dans «la crise des 50ans» une réponse aux seuls impératifs de la société de consommation. Cette expression renoue d’une part avec une interrogation plus ancienne sur la fin de l’époque adulte, qui remonte au moins au xviiiesiècle et qui a précédé la naturalisation «scientifique» des différences de sexe, d’âge et de classe sociale [5]. Mais elle souhaite surtout repartir de l’expérience des acteurs qui font état d’un sentiment d’incertitude, de vulnérabilité et la conscience de possibles problèmes de santé. Ces situations suscitent la mise en œuvre de pratiques de surveillance du corps, d’intensification de ses potentialités qui passent par l’alimentation et l’activité physique. Ces formes d’optimisation sont liées à des «tâtonnements bio-réflexifs» [Voléry, 2016] sur sa masculinité, sur les formes qu’elle prend et ses possibles négociations. Comme d’autres moments densesde l’existence individuelle, «la fin de la première partie de la vie d’adulte» [Lalive d’Epinay et Cavalli, 2007: 51] constitue un moment de vérité où sont mis à l’épreuve autant la validité des normes sociales que l’épanouissem*nt et la réussite du sujet.

17Est-ce que l’âge critique engendre, pour les hommes, une mise à l’épreuve des assignations de genre et des modèles hégémonique de masculinité, de manière analogue à ce qui a été étudié dans le cas de la femme ménopausée [6]? Constitue-t-il un moment de perfectionnement ou plutôt de performance imparfaite des stéréotypes de genre [Schwaiger, 2009]? Comment la fragilité corporelle telle qu’elle peut être vécue entre la fin de l’âge adulte et le début du vieillissem*nt suscite-t-elle une renégociation de sa masculinité?

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My bodily crack-up provoked me to take on a critical reassessment of my traditional bodily relations and masculine identity […] Breakdown, illness and injury can also be a strategy for renegotiating dominant, heterosexual, masculine identities that have become imprisoning for some men, like me, who have never felt completely at home within those kinds of conventional investments. In another way, falling apart helped me to negotiate conflict between wanting to give up traditional power without losing face [Jackson, 1990: 68-69].

19Dans le récit de nos interlocuteurs, nous trouvons les échos de cette ambivalence entre la perception d’un «corps qui lâche» et la possibilité, voire l’obligation, d’un changement créatif. Toutefois, à la différence du témoignage de Jackson, ce tournant ne se présente pas sur le mode d’une rupture, mais plutôt comme une longue transition jalonnée d’autres passages: l’entrée dans l’âge adulte avec l’éloignement du domicile parental, les mises en couple successives, les divorces, la naissance des enfants, des changements professionnels, la grand-parentalité. Des événements préliminaires et post-liminaires préparent et accompagnent l’entrée dans un autre temps de la vie et les postures d’optimisation de soi constituent l’accomplissem*nt de choix et de parcours initiés bien avant.

20Le cas d’Éric est exemplaire de cette constellation de faits significatifs qui, à un moment donné, font «passer». Cet enseignant de 40ans, fils de maçon immigré d’Italie et vivant dans le Haut-Rhin, lie ses comportements quotidiens à la prédisposition à prendre du poids ce qui, depuis l’âge de 12ans jusqu’à ses 30ans, l’a amené à faire du sport régulièrement, pour arrêter ensuite avec la naissance de ses enfants: «À chaque enfant je prenais du poids, quatre kilos chaque fois, car j’étais obligé d’arrêter toutes les activités physiques». Un autre facteur de changement a été l’achat d’une maison et son engagement dans de gros travaux manuels pour sa restructuration:

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Je l’ai retapée de A à Z, complétement, tout seul avec mon frère. Donc je faisais quatre repas par jour pendant l’été surtout, quatre repas au moins, sur six mois de travail j’ai pris 12 kilos, pendant les travaux, pour tenir le coup […] avec mon frangin à midi on allait je ne sais pas où manger, parce que dans ce milieu-là quand on mange on mange, et on picole quoi! J’avais trente-cinq, trente-six ans, c’était aussi l’urgence de trouver la maison. J’ai fini les travaux, je pesais 90 kilos[…] J’ai fait mon bilan et j’avais tout explosé: cholestérol, transaminases […] Je me suis dit, ok stop, là il y a un souci.

22Ce témoignage résume de nombreux propos que nous avons pu recueillir: l’articulation entre plusieurs événements marquants (la mise en couple, la naissance des enfants, l’investissem*nt dans une maison); une identification à la fois familiale, de genre masculin et de classe; des examens médicaux qui objectivent par des données chiffrées une sensation d’alourdissem*nt et d’effort; une connaissance plus fine de son fonctionnement; des dispositions pour enrayer le double risque de grossir et de tomber malade; le sentiment d’un tournant dans le cours de vie. La modification des habitudes alimentaires se prépare dans la durée, au croisem*nt de plusieurs temporalités, et elle se concrétise à un moment donné, tantôt suite à des soucis de santé, tantôt en réponse à un corps qui ne réagit plus comme avant, tantôt à l’occasion d’un changement de partenaire, tantôt par la conjonction de toutes ces préoccupations.

23Comme dans le cas d’autres transitions, nous ne retrouvons ni d’événements fondateurs marquant un tournant irréversible, ni de passages linéaires, fluides amenant à la fin de l’âge adulte sans soubresauts significatifs:

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Nous retrouvons plutôt des constellations de faits, de discours, de pratiques d’importance variable, qui tout d’un coup se relient, se répondent et font sens. Ce parcours jalonné de micro-transitions fait qu’à un moment donné nos interlocuteurs se tournent en arrière et constatent que “ils sont passés”, avec le déploiement d’un regard réflexif sur soi et […] sur le “nouveau” corps» [Diasio et Vinel, 2017: 124].

25Les bornes délimitant ce que nous avons convenu d’appeler l’âge critique, restent plutôt floues et se déplacent avec l’horizon de vie des interlocuteurs. Si les plus jeunes les situent autour des 35ans, avec une idéalisation des 30ans comme moment de plénitude, l’âge du «corps sculpté» (Cyril, 40ans), ceux qui sont proches des 60ans, parlent plutôt d’un tournant qui aurait lieu entre les 40 et les 45ans. Dans tous les cas, la perception est nette d’un passage d’âge qui impose un nouveau travail sur soi: régimes, jeûnes, activités sportives, alternance entre moments de surveillance et d’autres de «défonce», stratégies d’accommodement avec les temps de travail, bref, toute une panoplie de pratiques est mise en œuvre pour optimiser son corps et sa masculinité.

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Je fais le jeûne aussi parce que j’ai le projet de vivre beaucoup, je veux démontrer que si tu as une hygiène de vie tu peux vivre bien jusqu’à un âge avancé. J’ai commencé à y penser vers l’âge de 27ans, quand je me suis intéressé aux approches psychologiques des maladies psychosomatiques et je me suis rendu compte qu’on pouvait combattre des maladies comme le cancer si on faisait attention à son style de vie, à son activité physique, et je me suis dit «je vais vivre jusqu’à 120ans»! (Vincent, 63ans, Strasbourg)

27Maîtriser le temps et préserver le vivant: cette double promesse constitue le cœur de stratégies d’optimisation de soi qui passent par l’adoption d’un régime contrôlé où les aliments ne sont jamais neutres, mais toujours porteurs d’effets bénéfiques ou maléfiques pour la santé et le corps. Cette maximalisation des chances ne se réalise pas dans le cadre d’une médicalisation ou d’un encadrement diététique prescrit par un spécialiste. Elle se manifeste plutôt dans une action de surveillance continue, quotidienne et ordinaire, visant à réduire les risques qu’une maladie se manifeste ou que la vieillesse surgisse trop rapidement. Il s’agit de mettre en œuvre des formes d’«anticipatory care» [Armstrong, 1995: 402], qui ont l’ambition de transformer le futur en modifiant les conduites du présent.

28Un changement majeur souligné par nos interlocuteurs, aussi bien français qu’italiens, est exprimé par le trope du ralentissem*nt, l’idée d’un métabolisme plus lent, presque engorgé, qu’il s’agit de stimuler et de contrer par le recours à des régimes qui n’alourdissent pas. Ainsi le choix d’Alexandre (58ans, journaliste) de ne pas manger de viande relève du souci de «ne pas fatiguer son corps [car] pour digérer on a du mal». Signe implacable de ce temps au ralenti, la somnolence qui intervient après le repas. «La lourdeur c’est la faiblesse» selon Michel, (magasinier cariste de 42ans), alors que Mirco (42ans), ancien footballeur, évoque l’importance de garder un état de veille, d’être «au garde à vous», de «sprinter». D’autres interlocuteurs parlent de «coup de barre», Luigi (40ans, serveur) carrément de «mort».

29Il ne s’agit pas uniquement d’allégeance à ce temps accéléré qui caractérise les sociétés européennes contemporaines; être svelte permet littéralement de «prendre le bon Dieu de vitesse [7]», de conjurer le passage du temps en le maîtrisant, voire en se dépensant sans compter. L’esthétique de la légèreté, qui ne semble plus une prérogative féminine comme des recherches plus anciennes pourraient laisser penser [Hubert, 2004], se déploie ici dans plusieurs directions et traverse les récits d’interlocuteurs ayant des profils sociaux différents: l’importance de rester actif, de tenir le rythmedu travail et des activités sportives ou de loisir, le souci de récupérer vite et mieux et enfin l’injonction à l’efficacité et à la performance. La surveillance du poids témoigne de cette lutte au quotidien entre lourdeur et sveltesse. La préoccupation pour l’esthétique, présente, mais honteuse, surgit au détour d’une phrase – le «bide» ou la pancetta, le petit ventre; les 3kilos qu’on aimerait perdre – ou encore dans la temporalité des pratiques de surveillance: l’été est envisagé comme un moment de vérité, le «temps du maillot de bain» (Sandro, 56ans, employé technique), anticipé par une intensification des entraînements ou le recours aux intégrateurs alimentaires (Antonio, 42, instructeur de Pilates). Ou encore, elle surgit de manière indirecte, là où nos interlocuteurs évoquent malicieusem*nt le regard jaloux des autres, plus jeunes, face à la forme témoignée par les aînés. Ce soi performant, dont la littérature sociologique anglo-saxonne sur le corps a fait son miel, engage le sujet dans un combat contre l’immobilité et l’inertie, significativement exprimé par l’impératif de «ne pas se laisser aller», comme s’il fallait contrer un écoulement de vie, de temps, d’énergie, qui comporterait, avec l’avancée en âge, alourdissem*nt des corps et épuisem*nt du principe vital.

30Ce modèle explicatif, qui rappelle dans sa rhétorique et ses métaphores la physiologie vitaliste de la fin du xixesiècle, très centrée sur l’équilibre des forces et sur leur maîtrise, s’organise autour du trope de l’énergie à préserver et à alimenter. Ce corps-énergie, très présent dans les témoignages recueillis, semble lié à double fil à une idéologie du vivant à préserver. Il s’agit moins d’entretenir le corps physique –la taille, les muscles ou la carrure– que de préserver la force et la vitalité, avec un déplacement du «manger beaucoup» à un «manger choisi». Dans un texte désormais classique, Barbara Duden [(1991) 1996] analyse comment la révolution scientifique a contribué, à objectiver les processus vitaux. Elle démontre à quel point, dans les discours savants, le substantif «vie» a pris le pas sur le verbe «vivre». Cette ontologisation du vivant a fait de la vie une surface d’intervention et d’amélioration, un objet manipulable par des actions opérant à des échelles et des degrés différents. Si l’optimisation procède de cette objectivation, nous préférons ici nous saisir du participe vivant qui restitue à notre avis, mieux que le terme vie, le caractère processuel, jamais achevé et toujours à recommencer de ce travail sur soi. La vitalité s’exprime par des énergies –terme polysémique renvoyant autant à des forces physiques qu’à des influences mentales– qu’il s’agit de modifier, intensifier, distribuer, faire circuler. Les pratiques culinaires visent à sauvegarder ce principe de vitalité qui réside dans les produits: ainsi l’usage de l’extracteur à jus est récurrent, car il est censé garder les propriétés vitales des aliments. Ceux qui ont opté pour un régime avec moins ou sans viande, justifient ce choix par le souci de protéger les ressources naturelles dans une visée éthique et, en même temps, de préserver l’énergie par un apport d’éléments vitaux. «Les fruits et les légumes sont les choses qui apportent le plus de vitalité, qui demandent le moins d’énergie au corps, et donc moins de maladies au bout des comptes», affirme Pierre (57ans, musicien, Strasbourg), alors qu’Alessandro (55, gérant d’un bar à Florence), fait l’éloge de la désintoxication et du régime fruitarien comme une démarche pour lever les barrières qui séparent l’individu du vivant. Le dégoût du cadavre est ainsi mobilisé pour expliquer le refus de la viande ou sa consommation modérée: contaminée par la mort, alourdie par le corps pesant de l’animal, cette énergie vitale se disperse et s’épuise. Contrairement à ce qu’écrit Katz, selon qui dans la société qu’il définit comme postmoderne, «the vitality of living [is] no longer dependent upon personal discipline, moderation and diet, but upon laws of development within body’s cells and tissues» [1995: 67], les entretiens avec nos interlocuteurs montrent que la discipline personnelle et le régime alimentaire sont susceptibles d’agir sur les cellules et les tissus, en révélant une vision du corps en tant que lieu d’articulation entre échelles du vivant: de l’échelle microphysiologique du développement cellulaire à celle macro du contexte environnemental. Il revient à l’individu, par ses choix, de préserver ce principe vital qui garantit la santé et prolonge l’existence.

31Ce corps-énergie, circonscrit par des frontières perméables, peut être pollué par des scories qui parasitent le vivant et dont il faut périodiquement se débarrasser. Marcel, 51ans, conseiller de banque, parle de l’importance d’être «blanc», Hamid, 42ans, petit commerçant, évoque la nécessité de «manger propre». Mais le jeûne, surtout, constitue une des techniques privilégiées pour entretenir le corps, préserver la santé et ralentir le temps. Interprété comme un mode de vie qui est en quelque sorte prescrit par la nature [Rapport NACRe, 2017: 54], le jeûne, selon nos interlocuteurs, permet de retrouver l’équilibre perdu entre soi et son corps. Vincent, 63ans (rencontré à Strasbourg, employé à l’université, titulaire d’un doctorat), ne suit pas de régime particulier. Néanmoins, il précise avoir une alimentation plutôt protéinée à travers laquelle il accompagne ses activités sportives et notamment la pratique de la musculation. Si les raisons l’ayant amené à tester le jeûne sont nombreuses, depuis le plaisir d’être plus léger en randonnée au souci esthétique, il affirme que cette pratique l’aide à contrôler sa prostate et à prévenir des soucis de santé:

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Ça fait deux ans que je me suis intéressé au jeûne de Breuss [8], j’ai un ami qui a été diagnostiqué d’un cancer à la prostate, qui devait être opéré. Il a décidé d’attendre, il a fait la méthode Breuss, quarante-deux jours de jeûne, il n’a pas mangé, c’était assez fort, ce n’est plus que des jus de fruits et légumes filtrés, donc pas de fibres, le corps trouve les cellules mauvaises, et après ce temps-là, il avait plus le cancer.

33D’abord conçu comme un outil pour perfectionner la maîtrise de son corps et pour vivre sain et longtemps, peu à peu le jeûne prend des contours plus «spirituels»: «[a]u-delà du quatrième jour tu te sens léger, la pensée est claire, tu te sens bien, et c’est ça que je recherche». Même si, pendant le jeûne, Vincent se dit porté à «désocialiser un peu», ce qui lui vaut les reproches de sa compagne, cette habitude n’a pas que des effets négatifs sur sa relation de couple. Le dépassem*nt des limites, la maîtrise du corps, le contact avec la nature représentent autant de qualités qu’il considère recherchées chez un homme:

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[Ma compagne] m’a dit que ce côté un petit peu sauvage de l’homme qui la laisse de temps en temps toute seule parce qu’il va faire des randonnées dans les savanes en solitaire, ça c’est quelque chose qui la fascine, qui la bouscule […]. Je pense que chez moi le fait de m’isoler, de pratiquer le jeûne, de rester tout seul, parce que j’écris, je travaille, ça participe de cette représentation différenciée de la virilisation.

35Cette pratique permet alors non seulement de recouvrer une sorte de «pureté» et de «naturalité» originelles, pour reprendre les mots de certains enquêtés, mais aussi d’asseoir autrement un profil masculin hégémonique faisant fi des conventions sociales, prêt à s’ensauvager pour mieux s’affirmer, revitalisant l’image de l’homme seul dans la nature. L’image d’un corps qui se nourrit de ses propres scories renforce la figure du sujet autonome, qui n’a pas besoin du soutien des autres pour agir dans le monde.

36Cette focalisation sur soi émerge également dans le rapport ambivalent avec la biomédecine. Face à des professionnels de santé sceptiques, voire réfractaires au jeûne, quelques interlocuteurs décident de ne pas en parler, certains d’avoir les compétences pour gérer seuls leur relation au corps et à l’alimentation. C’est le choix de Vincent, mais aussi de Pierre, 57ans, musicien, habitant à Strasbourg, qui partage avec sa compagne le choix d’une alimentation presque complétement végétarienne. Pierre pratique le jeûne régulièrement et il est convaincu de savoir «écouter» son corps; il affirme, fier, ne pas aller voir de médecin «depuis 30ans» et ne pas croire en la médicine conventionnelle. Chez lui, ces techniques d’optimisation s’articulent aussi à une forte critique envers «les lobbies alimentaires et pharmaceutiques». Le jeûne constitue ainsi une façon de résister aux modèles de consommation dominants.

37Contrôle du poids, modification du régime alimentaire, sauvegarde de la vitalité, purification: ces différentes techniques ne se déploient pas uniquement dans le domaine d’une surveillance vétilleuse. Elles s’accompagnent de moments d’abandon, de laisser-aller ou de transgressions. Elles engagent enfin une posture de réflexivité, de distance critique à soi et aux habitudes héritées, un regard plus indulgent à ce qu’on est. Fulvio, 61ans, rencontré dans un village de la périphérie de Florence, professeur de collège, dit porter «plus d’attention à toutes [ses] cicatrices, attention oui et parfois même plaisir pour ce corps un peu plus… évolué». Ici un problème respiratoire ou une prostate qui gêne, là une aigreur d’estomac, des raideurs articulaires, une douleur à l’épaule, au genou, au coude, au dos: tout un vocabulaire de l’attention somatique et de la sensibilité brasse l’éventail des gênes corporelles, des douleurs intermittentes, mais aussi des plaisirs gustatifs ou des sensations de bien-être. Par ce corps dont on parle à la troisième personne («il parle», «il envoie des signaux», «il se fait entendre», «il mange», «il reconnaît ce qui est bon» ou «mauvais») se développe alors une connaissance plus fine de ses perceptions, «un déchiffrement de soi par soi» [Foucault, 1984: 36]. L’individu apprend à saisir les signes plus rapidement, à être plus à l’écoute, à savoir réagir avec plus de promptitude. Didier (46ans), ancien manager reconverti en maraîcher bio, raconte:

38

Il y a 10ans j’aurais vécu les choses différemment mais en ce moment le corps s’exprime beaucoup plus rapidement, donc j’ai eu mal au ventre […] et quand je suis revenu à la ferme les choses se sont remises en place […] Pour moi ce qui est important est d’être à la hauteur du corps qui nous a été donné, ce serait irrespectueux de ne pas faire attention à ça.

39Ce temps de la vie rend aussi possibles des choix plus aboutis, des positionnements éthiques ou politiques mûris qui s’affirment par les choix alimentaires. Massimo, 52ans, boxeur et agent de police qui habite à Livourne, décrit son choix de devenir végétarien à 47ans comme un processus de maturation personnelle qui l’amène à pouvoir affirmer ouvertement son «amour pour les choses de la vie, pour les animaux». Parfois les choix politiques, comme celui contre le TTIP (le traité de libre-échange transatlantique), s’accompagnent d’une volonté d’assumer ses plaisirs. Le steak acheté une fois par mois chez «le boucher sympa» (Stéphane, 59ans, enseignant à Strasbourg; Luca, 55ans, restaurateur dans un village près de Florence), mais de qualité, le gibier ou la charcuterie dont on connaît l’origine, ou encore tous ces petit* plats, souvent familiaux ou mangés entre amis du même sexe, que surtout les interlocuteurs italiens racontent par des diminutifs: il soffrittino, il prosciuttino, la cipollina, il pomodorino, il pestino; autant de petites bouchées d’amour où la tendresse rivalise avec la gourmandise [9].

40Choix du plaisir, mais également plaisir du choix: ce temps de la maturité se présente comme celui où le sujet peut s’affirmer, Alessandro (55ans) recourt à l’image de l’échiquier, où on n’est plus un pion agi par les autres, mais on peut agir soi-même. Cyril, 40ans, ancien militaire et technicien de logistique rencontré dans le Haut-Rhin, raconte à quel point il s’est affranchi des instances sociales et de la pression encore plus subtile exercée par la société de consommation:

41

Jusqu’à 30ans, 35ans, jamais posé la question […] maintenant c’est moi qui contrôle mon alimentation, avant c’était l’opportunité, que ce soit au lycée, que ce soit à l’armée […] on passe devant un buffet avec tout, tu passes devant des salades carottes, les plats ne sont pas trop sexy, mais les plats sont là tu en prends quand même […] Maintenant [j’apprécie] une bonne salade, faite avec des produits frais, avec une bonne vinaigrette, j’aime beaucoup la coriandre. Je contrôle de A à Z mon alimentation, là c’est moi qui décide et qui prépare.

42C’est justement à partir de ses 40ans que Cyril dit avoir changé son rapport à l’alimentation, et notamment après avoir rencontré sa compagne, devenue ensuite la mère de leurs deux filles. Ce plaisir renouvelé d’une alimentation dite «saine» – «de la salade en été ou de la soupe en hiver» comme le souligne Cyril – caractérise sa vie de couple et inspire également les règles de la socialisation alimentaire de ses enfants. Néanmoins, il se heurte en même temps au regard des autres, et notamment des autres hommes. La suite de l’entretien montre toute la complexité de ce changement de régime par rapport aux expressions conventionnelles d’un idéal viril [Gough, 2007; Sobal, 2005] qu’il importe de renégocier aux yeux des pairs, dans l’espace public:

43

S’il y a un groupe de mecs je ne vais pas leur dire: «eh les gars, je mange la soupe tous les soirs», bon je n’ai pas non plus la raison de le dire, mais je… je… je… je ressens encore moins l’envie de le dire parce que voilà c’est un repas de gonzesse! Après c’est une bande de potes, une bande de testostérone, je ne vais pas leur dire ça!

44Si faire attention et être sensible à sa santé comportent un risque de féminisation, ces paroles montrent à quel point la masculinité constitue une condition toujours incertaine, instable et qui demande constamment des confirmations. Si, dans nos précédents terrains, ce risque était explicitement associé à des dimensions de classe ou des lieux de résidence [Fidolini 2017a], dans le contexte de celui-ci cette crainte ne se manifestait pas uniquement chez les interlocuteurs de classe sociale défavorisée et la tentation d’affirmer une masculinité hégémonique se retrouvait également chez des hommes de milieu aisé, voire très aisé.

45Parfois l’adoption d’un régime particulier nécessite d’être contrebalancé par l’expression d’une masculinité forte et dominante, autrement mise en danger. C’est le cas de Lorenzo, 58ans, rencontré dans un village de la province de Florence, technicien de laboratoire. Il raconte suivre un régime presque totalement végétarien, en raison d’un choix éthique qui remonte à sa jeunesse et qui a été encouragé aussi par la découverte, vers l’âge de 40ans, d’un taux élevé de cholestérol. Ce sont surtout les occasions de commensalité en famille, lorsqu’il partage par exemple le repas du dimanche avec sa mère et les familles de ses sœurs, qu’il est «obligé» de contredire ses principes: «lors des repas en famille j’en mange [de la viande], il y a ma mère qui me présente l’assiette et me dit “je l’ai fait pour toi…”»

46Les remarques des collègues de travail pendant les repas à la cantine sont tout aussi insistantes, mais Lorenzo, contrairement à ce qui se passe chez lui, ne cède pas, manifestant un clivage entre la mise en scène de la masculinité dans l’espace public et celle dans l’espace privé. Et pour décrire à quel point son rôle masculin est dominant dans les dynamiques hom*osociales [10] au travail, il évoque le cas d’un collègue végan qui ne saurait pas tenir tête aux quolibets dont il est la cible pendant les repas collectifs:

47

C’est un mec timide, il a une approche un peu pacifiste disons […]. Ils se moquent toujours de lui, de ce qu’il mange, moi les gens me connaissent, ils savent que je me fâche facilement, personne n’ose mettre en discussion ma masculinité. […] Moi je transgresse avec l’alcool, lui non, et puis au boulot je suis toujours prêt à me battre, à batailler s’il y a quelque chose qui ne me convient pas. Je suis agressif, lui il est plus docile.

48Le risque de voir sa masculinité reléguée dans une position subordonnée par rapport à celle des autres collègues, amène Lorenzo à identifier une masculinité subalterne à la sienne décrite comme «un modèle repoussoir» [Connell, (1995) 2005: 78]. C’est ainsi qu’il s’approprie certains traits d’une masculinité hégémonique –être agressif, boire de l’alcool– que son régime végétarien et le contrôle de son alimentation risquent de mettre en discussion.

49L’environnement de travail est en ce sens l’une des sphères sociales les plus importantes dans les récits de nos interlocuteurs pour affirmer l’incorporation d’une «bonne masculinité» malgré l’adoption d’un régime alimentaire alternatif. Ce n’est pas un hasard si Michel (42ans, Metz), magasinier, souligne aussi que, tout en étant végan depuis huit ans, il reste «très dynamique au boulot» et que ses collègues ont pu se rendre compte que son alimentation n’influence ni ses «performances» ni la «réactivité» de son physique au travail. C’est une logique assez proche qui guide le récit de Massimo (52ans, végétarien) qui n’hésite pas à faire référence à son activité de boxeur pour raconter comment cela lui permet de ne pas être perçu comme «faible» par ses collègues de travail. La pratique de cette activité sportive en compétition malgré son âge lui permet d’inscrire sa masculinité dans une position privilégiée au sein de la hiérarchie des rapports entre hommes: «[l]es blagues avec moi ne marchent pas car les collègues se disent “s’il est comme ça sans manger de la viande…”. Alors qu’eux c’est des mous et moi toujours au top».

50Le besoin de réaffirmer une masculinité dominante «malgré» un régime alimentaire alternatif, les soucis de santé, l’avancée en âge ou les petit* désagréments corporels qui émaillent la vie quotidienne, constitue un enjeu centralet montre l’importance du regard des autres dans les performances de genre. Comme nous allons le voir, l’adhésion à des modèles masculins convoque des figures multiples, parfois contradictoires mais non exclusives. L’une vient parfois au secours de l’autre, dans un objectif d’optimisation de la masculinité au moment même où ses manifestations habituelles sont considérées comme menacées ou désuètes.

51Les techniques de soi ici décrites participent à un processus plus large de renégociation de son identification de genre, en renforçant, renouvelant ou hybridant des formes de masculinité. Parmi ces modèles, celui de l’homme qui «relève les défis», «gère», «optimise», «organise», est exemplifié par le cas d’Enrico, 54ans. Employé dans une entreprise pharmaceutique et avec un passé de footballeur, il raconte qu’après l’âge de 40ans, une fois arrêtée toute activité sportive, il a commencé à prendre peu à peu du poids. Gourmand, il mangeait de tout et à tout moment de la journée jusqu’à l’âge de 52ans quand, alerté par des examens médicaux qui révèlèrent un taux de cholestérol très élevé et la présence de plaques d’athérosclérose, Enrico a décidé soudainement de bouleverser l’organisation de ses journées et son alimentation jusqu’à devenir «dépendant» de ses nouveaux rythmes et habitudes de vie. Il réduit ses portions alimentaires en l’espace d’une semaine et construit sa salle de sport dans le garage où il fait chaque jour de la course et de la musculation. Mais surtout il a réorganisé sa vie à travers la mise en place d’un «programme», en se «donnant des objectifs» et où il est à la fois «maître et esclave». Cette capacité «d’aller au bout» et de «s’organiser» s’inspire des cours motivationnels organisés par une grosse entreprise internationale de self-coaching auxquels Enrico a participé et qui lui ont permis de connaître son corps, de le défier et d’en repousser les limites:

52

Dans ces cours tu t’inscris, ils t’appellent et ils te disent que dans 36 heures tu dois être dans une ville à 800 km de chez toi car c’est là que la formation aura lieu! Et si tu n’arrives pas à être sur place à l’heure t’es dehors, je veux dire tu perds l’argent de l’inscription! Donc alors il faut s’organiser, organiser le voyage, prendre congé, informer la famille, car tu te déplaces pour 3-4 jours. Ils te testent en fait. Ils regardent si t’es prêt à te débrouiller […]. Après, tu passes des jours où tu es toujours dans un challenge, avec toi et avec les autres, genre ils te font beaucoup boire et puis ils te demandent de décrire la disposition des objets dans ta chambre, où t’as laissé ton dentifrice, tes chemises, etc., il y a des gens qui n’arrivent pas à tenir, et enfin il y a aussi un gagnant. Moi j’ai gagné plusieurs fois […]. Ça m’a aidé pour m’organiser, pour établir des objectifs, pour apprendre à optimiser, ça m’aide dans le boulot et ça m’a aidé aussi dans mon programme pour perdre du poids. Et je suis toujours en avance par rapport à mon programme, j’arrive toujours en avance par rapport aux objectifs que je me donne.

53Cette optimisation dont il parle explicitement, entérine un imaginaire guerrier où la rivalité avec les autres se convertit, dans le quotidien, en une compétition avec soi-même. Ce positionnement antagoniste constitue le terrain de son identification de genre et la mise en scène du profil de l’homme fort, maître éminent de soi et de son corps, lui permet de se placer au sommet de la hiérarchie des masculinités, notamment dans son lieu de travail. Ses compétences en matière d’optimisation le conduisent enfin à envisager un renversem*nt des rapports entre générations, où les hommes plus jeunes sont décrits comme incapables de lui tenir tête:

54

Mes collègues ont tous du bide…les moins jeunes, les plus jeunes. Moi je les écrase tous. Je leur dis: vous voulez faire comme moi? Laissez tomber, vous n’y arriverez jamais, n’essayez même pas! Ils n’ont pas ma force, ils n’ont pas ma tête, ils passent les dimanches sur le canapé.

55Outre le modèle de l’homme guerrier, celui du prédateur constitue également un profil hégémonique dans l’imaginaire de quelques interviewés. Prenons le cas d’Eugenio, 50ans, dentiste, végétarien. Lorsqu’il nous accueille dans son cabinet, il est en train de boire un verre de jus de fruits préparé avec sa centrifugeuse. Originaire de Florence et issu d’une famille aisée, il habite dans un village qui se trouve à une petite heure de route du chef-lieu de la Toscane où il a déménagé pour se rapprocher des parents de son ex-épouse. Eugenio prend les distances de cette installation dans le monde rural en s’identifiant plutôt avec son passé citadin. Son régime végétarien et son style de vie se traduisent ainsi en facteurs de distinction aussi bien en matière d’habitudes alimentaires que d’origines sociales: «[m]on style alimentaire rentre aussi dans un style de vie, être agréable aux yeux des autres, aussi bien physiquement qu’à travers les manières de se tenir». Malgré son physique sculpté et son obsession pour la salle de musculation –«à un moment j’allais en salle de sport avec la conviction de devenir un Baywatch, un Bruce Lee»– c’est plutôt au canon esthétique de la légèreté qu’Eugenio s’identifie. Mais, dans son récit, l’attention est surtout portée sur les avantages que son corps, soigné et plein de vitalité, lui garantit dans les relations de couple. C’est par son rapport avec les femmes, ou mieux par ce qu’en pensent les autres hommes, qu’il évalue la réussite de son projet d’optimisation:

56

J’avais une épouse de 15ans plus jeune, et maintenant j’ai une copine de 25ans. Tu crois qu’il y en a beaucoup qui peuvent avoir ça [sic, nous soulignons] à 50ans? Moi je n’ai rien à démontrer, que je fonctionne sexuellement etc. […]. Les amis du lycée me demandent comment je fais, car ils sont tous avec des femmes de 48ans, des vieilles. Pour moi une femme de 48ans ça n’existe pas, car moi je fais 10ans de moins. […] moi je ne montre pas que je suis un homme, un loup, un mâle alpha en mangeant de la viande, car je sais que la viande n’est pas bonne pour la santé: moi je le montre en présentant ma copine aux autres!

57À l’aune de la jeunesse et de la «fraîcheur» du corps de la femme, se mesure l’âge de son partenaire masculin. Cette vision tragiquement ancienne se décline en termes alimentaires: la «consommation» sexuelle remplace celle de la viande pour affirmer un statut de «loup». Eugenio met ainsi en scène une masculinité qui réunit de nombreuses caractéristiques principales du profil hégémonique: la puissance virile hétérosexuelle, l’attitude prédatrice envers les femmes, la recherche d’autres figures complices masculines qui confirment son modèle dominant [Fidolini, 2017c].

58La métaphore animale, et notamment la tension entre ensauvagement et civilisation liée au passage d’âge, s’exprime ici, par la figure de la bête sauvage dont il faut tour à tour se distancier ou se rapprocher [11]. Ainsi Eugenio, tout en exprimant une image de prédateur sexuel, affirme vouloir se distinguer d’autres hommes caractérisés, dans ses paroles, par un défaut de «civilisation». D’entrée de jeu, il raconte:

59

Je ne suis pas un sanglier qui mange tout, qui mange comme un animal et qui fait du bruit […] on ne peut pas comparer l’homme sanglier qui est ouvrier, chasseur, qui joue au football, avec quelqu’un comme moi, un professionnel, un médecin.

60Cette prise de distance est présentée comme un des acquis de l’avancée en âge, mais également comme un effet civilisateur de l’hexis de classe sociale et du milieu urbain. Une masculinité de classe, urbaine, septentrionale (Eugenio prend comme contre-modèle les «familles de Napolitains obèses») se démarque alors des cinghialotti, les petit* sangliers qui le moquent et s’étonnent de son obsession pour la forme.

61Cette masculinité hégémonique, qui s’affirme nonobstant un choix alimentaire alternatif, comme celui du régime végétarien [Greenebaum et Dexter, 2018], touche aussi la sphère des loisirs. Pietro, 58ans, végétarien depuis sa jeunesse, habite dans une ville de la province de Florence. Réparateur de vélos –il a quitté l’école à l’âge de 14ans–, il est issu d’une famille très modeste de milieu rural «où on mangeait de la viande tous les jours». D’abord inspiré par des raisons éthiques et, en partie, par le refus des habitudes de ses parents, Pietro a fait de ses choix alimentaires un moyen pour se tenir en forme malgré l’avancée en âge, tout en continuant à vivre dans une famille où sa femme et ses enfants mangent de la viande. Ce parti pris ne remet pas en question son rôle masculin dominant. Fier de son aspect «grand et costaud», de sa capacité à «mouliner» les kilomètres en marchant, il ne tarit pas d’éloges sur ses capacités de résistance à l’effort aussi bien que sur ses vertus sexuelles. L’incorporation de cette masculinité prédatrice renverse alors les rapports d’âge avec les plus jeunes:

62

Les jeunes hommes qui étaient avec moi sur le chemin [de Saint-Jacques-de-Compostelle] n’arrivaient pas à me suivre. Moi je te le dis clairement, pendant le chemin j’ai plus de chances de draguer que les jeunes! Pour être clair, 5 fois le chemin de Compostelle 5 femmes: toutes les 5 fois j’aurais pu niquer.

63Comme dans le cas d’Eugenio, face au besoin de continuer à soutenir l’expression d’une masculinité dominante malgré l’avancée en âge, Pietro «virilise» ses choix alimentaires alternatifs en soulignant que ceux-ci n’enlèvent rien à son attitude prédatrice et à son (hétéro)sexualité débordante. Au contraire, ces choix alimentaires finissent par être réinvestis par les interviewés en tant que facteurs décisifs dans la perpétuation de leur masculinité dominante.

64Les pratiques que nous avons décrites visent à arraisonner le temps, à faire du corps un outil performant. Ce double travail a des conséquences sur l’identification de genre: le terrain nous montre à quel point la masculinité est un construit instable, aux manifestations multiples, qui, selon nos interlocuteurs, peuvent s’affranchir à ce stade de la vie de modèles qu’ils considèrent comme «externes». Cette reconsidération de «ce qui fait un homme» trouve son point d’orgue dans la distanciation du modèle familial et dans le sentiment d’une responsabilité à l’égard des jeunes générations, vis-à-vis desquelles de nombreux interlocuteurs se posent à la fois comme modèles et comme protecteurs. Le père, en particulier, est désigné par quasiment tous les hommes français rencontrés comme le «contre-modèle», celui à qui on ne veut pas ressembler:

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Mon père, lui, il mange trois fois plus qu’il devrait, et il ne bouge plus, il a un ventre… il m’a dit qu’il est conscient, il n’est conscient de rien à mon avis… […] avec le surpoids qu’il a, il a des problèmes articulaires. Il ne réduit ni l’alcool, ni la nourriture, et sa copine […] le nourrit comme un jeune de 20ans, «hein mais un homme il faut qu’il mange», et moi j’essaie de lui expliquer que c’est pas parce qu’il est un homme qu’il faut le nourrir comme un homme qui fait de l’activité physique, il n’est pas un ouvrier, c’est pas un homme qui à la maison bricole un peu, il fait rien, mais il mange, il mange, il n’arrête pas.

66Les paroles de Marcel, 51ans, fils de paysans devenu conseiller de banque après avoir enchaîné des métiers comme mécanicien et vendeur de voitures depuis l’âge de 14ans, sont significatives d’une prise de distance largement partagée vis-à-vis de la génération ascendante, et notamment des pères. Le refus d’un style alimentaire et du modèle de masculinité qui y est associé –un refus soutenu aussi par le régime «diététique» instauré à la maison par sa femme depuis quelques années– est aiguisé par le fait d’être soi-même père ou grand-père et il se traduit par une volonté d’exemplarité à l’égard de ses descendants, comme c’est le cas pour Christophe, 58ans, ouvrier dans une aciérie en Allemagne. Ces propos sont partagés par les interlocuteurs vivant en Toscane. Tommaso, 45ans, coiffeur dans un village près d’Arezzo, se dit végétarien depuis 5ans (mais il mange du poisson) et il est le père de deux enfants de cinq et dix ans. Il est très soucieux de l’alimentation de ses filles: bannis le Nutella, les goûters industriels, les sodas et les chips, même lors des anniversaires! Sa femme le définit ironiquement un «fanatique» de l’alimentation saine et elle continue à manger de la viande à la maison. Malgré cela, Tommaso exalte l’emprise de son éducation alimentaire sur ses filles et raconte à quel point elles aiment les légumes ou les omelettes aux poireaux, ce qui constitue –selon lui– un exemple pour les autres parents, «très contents quand leurs enfants viennent manger chez moi» selon lui.

67Ces hommes soucieux de l’avenir des générations suivantes affirment ainsi un modèle de caring masculinity, à savoir une masculinité qui rejette le modèle de la domination ainsi que les valeurs qui y sont communément associées – comme la force, le courage, l’indépendance, la capacité à savoir maîtriser ses émotions – pour s’identifier plutôt à d’autres qualités propres au care, comme la sensibilité, l’interdépendance, l’attitude relationnelle [Elliot, 2016]. Des manifestations empiriques de la caring masculinity s’observent dans le domaine de l’alimentation et de la cuisine [Szabo et Koch, 2017], dans l’image du père qui reste à la maison pour s’occuper de ses enfants ou de l’homme qui prépare à manger pour les membres de sa famille. De ce fait, cette figure rencontre des modèles contemporains de la paternité qui puisent leur légitimité dans le temps du quotidien, «dans la capacité à prendre soin et dans la transmission d’un savoir et (ou) d’un savoir-faire» [Martial, 2016: 93]. Chez nos interlocuteurs, cette masculinité – commune aux interviewés issus de différents milieux sociaux – se déploie moins dans les tâches domestiques. Elle s’affirme plutôt à travers un rôle de sentinelle qui garde et transmet les «bonnes pratiques». Elle peut, toutefois, être renégociée à d’autres moments sous la forme d’une virilité guerrière qui ne nécessite pas de viande ou d’autres aliments couramment associés à la force, comme l’affirme Tommaso:

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Tu n’as pas besoin de viande pour être fort. Les dinosaures ne mangeaient pas de viande. Tu connais l’histoire de l’armée dont les guerriers jeûnaient avant le combat pour être plus forts? La viande ne sert pas à être plus fort. Moi après avoir mangé de la viande, j’ai envie de faire une sieste.

69Tommaso, comme d’autres, reprend la figure animale pour exprimer l’appartenance à une masculinité «civilisée», basée sur l’adoption d’une alimentation particulière. À l’inverse du «loup» évoqué par Eugenio, sont convoqués par les représentants de la caring masculinity, ou bien des herbivores ou encore des animaux domestiques. Ce qui laisse éclore, au détour de cette domesticité, une autre forme d’identification de genre, s’érigeant elle-même en référence pour les générations à venir. Les modèles masculins hégémoniques ne sont alors pas uniquement reproduits, ils sont revisités, pour donner lieu à d’autres formes de masculinité optimisées. Ces expressions minoritaires ou alternatives peuvent devenir des modèles qui emportent l’adhésion des plus jeunes.

70Prenons le cas d’Alexandre (58ans) journaliste, végétarien depuis trois ans. Motard, passionné par les Harley Davidson et affilié avec sa femme à un club d’amateurs de moto, il participe à des rassemblements qui sont parfois l’occasion de repas où la viande est presque toujours l’aliment principal. Ses nouvelles habitudes alimentaires, dit-il, ont aussi participé à rajeunir sa relation de couple: «avec ma femme on passe les weekends à expérimenter de nouvelles recettes. Le dimanche on s’amuse à préparer à manger pour toute la semaine». Si lors des rassemblements le fait de «sortir [leurs] bocaux en verre avec des légumes préparés à la maison», alors que les autres grillent des merguez, n’étonne plus ses camarades du club, Alexandre reste la cible de remarques visant à «tester» sa virilité: «le milieu Harley est très masculin… le mec qui fait 120 kilos, les motos qui font 400 kilos […]. J’ai eu des remarques, du genre tes blousons te vont plus, tu tiens plus la moto, tu auras plus la force de conduire». Néanmoins, cette position apparemment subordonnée vis-à-vis des autres motards, lui permet de négocier sa place et de réinvestir son genre d’autres caractéristiques. Corps svelte, cheveux et barbe coiffés à la manière hipster, Alexandre revendique sa volonté d’incorporer une masculinité qui redéfinit et modernise l’image du motard en remplaçant les qualités de force, de virilité et de prestance physique par la légèreté et la vitalité: «les plus jeunes qui entrent dans le groupe Harley viennent tous vers moi, et pas vers les autres vieux car eux ils donnent une image vraiment dépassée».

71Cette référence aux cadets et aux générations futures traverse les témoignages. Et si les interlocuteurs qui n’ont pas d’enfants parlent plutôt de leurs neveux et nièces, l’évocation des jeunes côtoyés sur les lieux de travail, au café, en salle de sport, est un trait partagé. Pietro, 58ans, que nous avons vu draguer en arpentant le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, partage son repas végétarien avec son jeune employé Duccio qui arrive à l’atelier de réparation de vélos avec un sac de courses: essentiellement des légumes qu’ils vont préparer pour le déjeuner. La mise en scène du repas –la table dressée à l’extérieur de l’officine, l’alcool– rappelle une commensalité masculine hom*osociale plusieurs fois observée en Toscane. Elle devient aussi une occasion pour discuter des choix alimentaires, entre autres. Pietro critique Duccio pour le prix élevé des courgettes qu’il a achetées, Duccio rappelle son choix de ne pas avoir recours à la grande distribution, mais leur interaction souligne surtout la distance des deux protagonistes d’un modèle d’homme «qui se met à table et attend ce que sa femme lui prépare», pour reprendre les mots de Pietro. La relation intergénérationnelle est propice non seulement à une confrontation entre styles de vie, mais également à une redéfinition des identifications de genre. Par ses choix, qui affectent autant la consommation que la santé et le travail, Pietro affirme vouloir transmettre aux plus jeunes (à ses enfants, mais à Duccio également) un sentiment de différence assumée et revendiquée: «je me sens libre, quand je marche je me sens libre […] sans bac j’ai toujours travaillé, ça a été une belle conquête, je ne veux pas être comme ces gens qui ont changé avec le travail, des amis qui ne disent même pas bonjour, je suis fier d’être différent d’eux».

72À nouveau la masculinité et l’alimentation sont pensées dans une temporalité longuequi est à la fois celle de la conservation du corps individuel et de la transmission entre générations.

73Les récits des interviewés mettent en évidence que les pratiques d’optimisation par l’alimentation relèvent d’un rapport multiforme aux effets du temps. Ces conduites apparaissent parfois avant les 40ans, d’autres fois après, et dialoguent toujours avec la variabilité des épisodes biographiques: l’émergence d’un problème de santé –comme dans le cas d’Enrico–, le début d’une relation de couple –pour reprendre l’histoire de Cyril–, une reconversion professionnelle –par exemple chez Didier– ou encore de nouvelles habitudes conjugales – le récit d’Alexandre en est un exemple parmi d’autres. De surcroît, si ces pratiques d’optimisation ne sont pas l’exclusivité des interviewés issus des milieux les plus favorisés, elles semblent différemment agencées par nos interlocuteurs selon leurs origines sociales et notamment leur niveau d’étude. Ainsi, dans les cas de Fulvio, d’Eugenio ou de Stéphane, trois interviewés appartenant aux milieux aisés urbains et exerçant une profession qui demande un haut degré de qualification (Eugenio est dentiste, Fulvio et Stéphane enseignants dans le secondaire), les significations attribuées aux techniques d’optimisation de soi sont ouvertement envisagées en tant que stratégies de distinction: par rapport aux amis qui occupent des positions professionnelles moins qualifiées, ou à l’homme-animal du milieu rural, ou encore par rapport aux masculinités qui reproduisent aveuglement les asymétries entre hommes et femmes au sein du système patriarcal. Chez nos interlocuteurs, cette volonté de se différencier socialement par l’alimentation n’a pas été observée chez les hommes issus de milieux moins favorisés –aussi bien ruraux qu’urbains– et ayant des niveaux d’étude plus faibles, comme Pietro, Michel ou Massimo.

74Neanmoins, il nous semble important de ne pas négliger les effets qu’ont des constellations d’événements ou des trajectoires biographiques sur des comportements souvent associés à des appartenances de classe ou de genre. Le sentiment d’un corps menacé dans la plénitude de ses forces, des passages de statut initiés par la parentalité ou la grand-parentalité, des chamboulements affectifs, des ennuis de santé, la perception de la fugacité du temps, entrainent de nouvelles préoccupations et des réaménagements de la vie quotidienne. Une nouvelle forme de souci de soi trouve dans le contrôle de l’alimentation une opportunité de «reshape the vital future by action in the vital present» [Rose, 2007: 26]. En découlent des pratiques de surveillance routinisée, qui redonnent une place centrale au sujet par l’injonction à l’autodiscipline et au contrôle, mais également par des postures plus réflexives sur ses choix et ses positionnements éthico-politiques.

75Des expérimentations parfois tâtonnantes, parfois affirmées, des arbitrages entre des normativités souvent discordantes, questionnent les identifications de genre. L’alimentation devient ainsi un terrain de jeu où nos interlocuteurs interrogent, hybrident, affinent des modèles de masculinité: «l’homme maître de soi» qui vient au secours d’une masculinité hégémonique en passe d’érosion; la réintroduction de figures stéréotypées comme celle du prédateur ou du guerrier; une masculinité «civilisée», égalitaire, envisagée comme une forme de perfectionnement moral et social; la caring masculinity qui revisite l’image convenue de l’homme qui subvient aux besoins familiaux par l’idéal du gardien des «bonnes» pratiques alimentaires et du destin des générations à venir. Optimiser la masculinité revient à savoir déplacer et traverser la ligne de crête qui sépare et unit ces différentes postures. Car ces figures ne sont ni exclusives, ni stables: un profil hégémonique devient vite caricatural, des rires moqueurs menacent quiconque se prend trop au sérieux et une attitude marginale peut à tout moment occuper le devant de la scène et s’ériger en modèle pour les plus jeunes. Plurielles et contextuelles, ces figures se croisent, se construisent, voire se renforcent mutuellement pour aider le sujet à garder le cap face aux hasards du corps et aux aléas du temps qui passe.

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Garder le cap. Corps, masculinité et pratiques alimentaires à « l’âge critique » (2024)
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